Dans le lieu de travail pérenne, les principes de diversité, d’équité, d’inclusion et d’appartenance (DEIB) sont devenus essentiels. Pourtant, un aspect important est souvent négligé : l’intersection de la neurodiversité avec d’autres catégories identitaires telles que l’âge, l’ethnicité, le genre, la classe sociale et l’orientation sexuelle. Comprendre l’intersectionnalité — un concept inventé par Kimberlé Williams Crenshaw — est crucial pour créer des environnements véritablement inclusifs où chaque collaborateur peut s’épanouir. En tant qu’employeur, reconnaître et aborder les expériences uniques des individus neurodivergents, en particulier ceux appartenant à plusieurs groupes marginalisés, est essentiel pour favoriser un lieu de travail innovant, productif et résilient.
Qu’est-ce que l’intersectionnalité ?
L’intersectionnalité est un cadre permettant de comprendre comment différents aspects de l’identité d’une personne, tels que l’ethnicité, le genre, la classe sociale et le neurotype, se chevauchent et créent des expériences uniques de discrimination ou de privilège. Initialement développé pour analyser les désavantages croisés auxquels sont confrontées les femmes noires, l’intersectionnalité s’est étendue à un éventail plus large d’identités sociales et politiques.
Wendy Smooth, experte en intersectionnalité, souligne que ce cadre traite des dynamiques de pouvoir et des inégalités, et plaide pour une compréhension nuancée du fait que les identités et les systèmes de pouvoir sont changeants et dépendants du contexte. L’approche intersectionnelle reconnaît que privilège et marginalisation peuvent coexister, et souligne l’importance de reconnaître les identités diverses et complexes des individus au sein des organisations.
Neurodiversité et intersectionnalité
La neurodiversité englobe une gamme de différences neurocognitives, y compris l’autisme, le TDAH, la dyslexie et plus encore, qui reflètent la diversité naturelle des cerveaux humains. Malheureusement, les stéréotypes sociétaux placent souvent les individus neurodivergents dans des catégories étroites, comme le stéréotype de « l’homme introverti féru de technologie ». Cette méconnaissance ignore la grande variété d’individus neurodivergents issus de divers milieux, chacun avec des forces et des défis uniques. C’est pourquoi il est important, en tant qu’employeur, de considérer également la neurodiversité à travers un prisme intersectionnel pour mieux comprendre et soutenir les besoins divers de tous les collaborateurs.
Quelques exemples d’intersectionnalité pouvant avoir un impact important sur la carrière des personnes neurodivergentes :
- Les employés plus âgés découvrent seulement tardivement, souvent grâce à un diagnostic chez les (petits-)enfants ou parce qu’on en parle davantage, qu’ils sont neurodivergents. Le terme neurodiversité n’a été introduit qu’au début des années 90 et les diagnostics comme l’autisme n’ont été posés qu’à partir des années 80. Ces personnes ont généralement eu une carrière mouvementée car elles pensaient, communiquaient ou se comportaient de manière manifestement différente, étant ainsi rapidement considérées par leurs supérieurs comme ne correspondant pas au profil ou comme des « avocats du diable », ce qui les poussait à partir rapidement ou à être licenciées. De plus, on parlait très peu de ces sujets autrefois, en raison des nombreux tabous et stigmates.
- Les femmes aussi sont souvent diagnostiquées tardivement car les critères de diagnostic étaient principalement basés sur le comportement stéréotypé des hommes autistes. C’est pourquoi nous voyons souvent des femmes d’âge mûr tomber en burn-out (autistique), et découvrir alors seulement qu’elles sont neurodivergentes.
- Les personnes d’une autre couleur de peau, origine migratoire ou culture subissent aussi souvent une discrimination au niveau des diagnostics - elles le découvrent très tard, là encore à cause des critères de diagnostic basés principalement sur le comportement stéréotypé des hommes autistes occidentaux et blancs - mais en plus, leur comportement est souvent mal interprété. Un exemple connu est celui des agents aux États-Unis qui arrêtent souvent des personnes noires autistes en pleine crise (‘meltdown’) ou en train de ‘stimmer’, leur comportement étant perçu par les agents comme étrange et agressif.
- Les jeunes collaborateurs se voient souvent dire dès leur plus jeune âge qu’ils ne conviennent pas à certaines professions. Cela les décourage et les pousse à revoir rapidement leur projet professionnel de rêve. Par exemple, on dit souvent aux enfants dyslexiques qu’ils ne pourront jamais devenir des auteurs à succès. Pourtant, de nombreux auteurs à succès sont également dyslexiques.
- Nous observons la même chose chez les enfants à haut potentiel, par exemple, qui ne s’adaptent pas au système éducatif actuel, décrochent scolairement et manquent leur chance de poursuivre des études dans lesquelles ils excelleraient réellement.
- Les jeunes neurodivergents issus d’une classe sociale inférieure sont souvent confrontés à un manque de moyens pour obtenir un diagnostic officiel rapide (en raison des délais d’attente de plusieurs années dans les hôpitaux), pour poursuivre les études dans lesquelles ils excellent, ou revoient leurs rêves à la baisse car on leur dit que c’est trop ambitieux pour quelqu’un de leur milieu (‘sois modeste’).
- La recherche montre également que les personnes neurodivergentes ont plus souvent des identités ’non-cisgenres’. Dans la pratique, nous voyons parfois qu’elles ne sont pas autorisées à parler de leur orientation sexuelle au travail car c’est perçu comme politique, ou qu’elles sont la cible de moqueries de la part de leurs collègues ou supérieurs plus conservateurs. Cela a bien sûr aussi un impact sur leur santé mentale au travail.
Défis rencontrés par les employés neurodivergents intersectionnels
Comme vous pouvez le déduire des exemples, les collaborateurs neurodivergents intersectionnels sont souvent confrontés à des défis complexes au travail. Les différences en matière de diagnostic, de comportement, de communication et d’accès aux services de soutien peuvent entraver leur capacité à exploiter leur plein potentiel dans l’environnement professionnel. Aujourd’hui, il est encore souvent nécessaire d’avoir un diagnostic formel du DSM-5 pour accéder aux ajustements raisonnables nécessaires. Alors que pour des neurotypes comme l’hypersensibilité, entre autres, aucun diagnostic officiel DSM-5 n’est établi (et gardons cela ainsi).
De plus, les stigmates sociétaux et les attitudes culturelles fortement présentes au sein d’une organisation peuvent exacerber ces défis. Dans certaines cultures, la neurodivergence est mal comprise, rejetée ou stigmatisée, rendant difficile pour les individus d’obtenir du soutien ou la reconnaissance de leurs besoins. Cela peut conduire au « masquage », où les individus neurodivergents imitent le comportement neurotypique pour s’intégrer, souvent au détriment de leur santé mentale. Ou leur comportement ou communication est mal interprété par leurs collègues neurotypiques, menant à l’isolement, aux incompréhensions et aux frictions entre eux.
L’importance de la neurodiversité intersectionnelle en entreprise
Adopter la neurodiversité intersectionnelle n’est pas seulement un devoir moral, mais aussi un avantage stratégique pour les entreprises. Les équipes diverses, y compris les individus neurodivergents, peuvent stimuler l’innovation et améliorer les capacités de résolution de problèmes. La recherche a montré que les organisations avec des équipes de direction diverses connaissent une croissance plus élevée du chiffre d’affaires et une meilleure compétitivité sur le marché. De plus, les personnes neurodivergentes intersectionnelles préféreront postuler auprès d’entreprises qui emploient déjà des personnes neurodivergentes intersectionnelles, surtout lorsque celles-ci font partie de l’équipe de direction.
Cependant, de nombreuses entreprises manquent encore d’une compréhension approfondie de la neurodiversité (intersectionnelle) dans leurs initiatives D&I.
Stratégies pour construire une entreprise neurodiverse intersectionnelle
- Instaurez un environnement de travail psychologiquement sûr : encouragez le dialogue ouvert sur, entre autres, la neurodiversité intersectionnelle, les défis, les besoins, les talents et les préférences (de travail) pour réduire les préjugés et améliorer la collaboration. En tant que manager ou équipe dirigeante, donnez le bon exemple.
- Modélisez l’inclusion aux niveaux de direction : promouvez des individus neurodivergents à des postes de direction, démontrant ainsi un engagement envers la diversité à tous les niveaux organisationnels.
- Encouragez les perspectives et identités diverses : célébrez les identités diverses et encouragez les collaborateurs à être pleinement eux-mêmes au travail. Créez des groupes d’employés intersectionnels (ERG) et des ressources éducatives pour promouvoir la DE&I au sein de l’entreprise et des équipes. Stimulez des pratiques de recrutement qui valorisent l’« apport culturel » (‘cultural add’) plutôt que l’« adéquation culturelle » (‘cultural fit’).
- Évaluez de manière critique vos politiques et processus d’entreprise : évaluez continuellement les politiques et processus d’entreprise pour assurer leur efficacité à promouvoir un environnement inclusif et assurez-vous qu’ils ne discriminent pas vos collaborateurs.
Conclusion
Créer un environnement de travail neurodivers intersectionnel nécessite un changement de paradigme dans la manière dont les organisations abordent la diversité et l’inclusion. En reconnaissant les expériences uniques des individus neurodivergents et en adoptant l’intersectionnalité, les entreprises peuvent libérer le plein potentiel de leurs collaborateurs, stimulant ainsi l’innovation, la productivité et la satisfaction des employés.
Finalement, favoriser un environnement de travail où chacun se sent valorisé et impliqué profitera non seulement aux employés, mais propulsera également les organisations vers un succès pérenne et durable. Progressons en créant des lieux de travail qui reflètent véritablement la riche diversité humaine et permettent à tous les collaborateurs de s’épanouir.
Daphné De Troch a appris à créer un environnement de travail avec la sécurité psychologique présente et à diriger une équipe de personnes neurodivergentes après avoir reçu un diagnostic de TDAH et d’autisme. Elle a créé Bjièn avec Dietrich pour aider d’autres responsables et équipes à se sensibiliser à la neurodiversité et à faire en sorte que leur lieu de travail soit neuroinclusif. — Plus sur Daphné